Sortir de son quartier: la part de rêve!

Se déplacer, se rencontrer, partager…

Autant de mots clés qui invitent les jeunes à prendre la parole et proposer des actions qui interrogent leurs conditions de vie dans les quartiers populaires.

La mobilité des jeunes sous toutes ses formes peut être un formidable outil de cohésion sociale pour les quartiers de la politique de la ville et contribuer à accroître durablement leur réussite scolaire.

 

“Le droit des droits”

Comme l’écrit Eric Le Breton, “les quartiers de la politique de la ville occupent souvent une position difficile dans des agglomérations fragmentées. (…) Ils restent encore faiblement ou mal « raccrochés » à la ville et sont encore monofonctionnels ; pour se former et travailler, il faut en sortir.” Selon lui la mobilité est un élément central de la vie quotidienne qui structure les rapports au quartier et à la ville.  Elle est devenue “le droit des droits” et par défaut “l’élément qui «verrouille » les difficultés dans des états de non-retour potentiel.”

Mais de quelle mobilité parle-t-on?

Laurent Mucchielli étudie ainsi les conditions de l’isolement des quartiers populaires d’abord sous le prisme des transports et de la sécurité. L’enclavement subi par les habitants des quartiers populaires renvoie pourtant plus, selon Thibault Isambourg, à un système de contraintes qu’à une simple question de distance.

Marco Oberti, qui étude les causes des émeutes dans les quartiers populaires en 2023, associe une ségrégation scolaire très importante à l’isolement géographique des familles précaires. Le géographe Mathis Stock propose d’aborder la mobilité tant par les déplacements que par le rapport des individus aux différents lieux qui rythment leur vie.

Si la mobilité des jeunes des quartiers prioritaires est souvent perçue par les professionnel·les comme étant “insuffisante, elle est d’abord entravée par des logiques d’enfermement et marquée par le manque de volonté de « sortir de la cité ».

Sortir de son quartier

Pour Nicolas Oppenchaim, “les pratiques de mobilité des adolescent·es sont très fortement structurées par leur classe sociale, leur quartier de résidence et leur genre. Les pratiques des adolescent·es dépendent fortement de l’incorporation d’habitudes, de représentations du monde dans différentes sphères sociales, en particulier la famille, l’école ou le quartier de résidence” car la peur de se déplacer en dehors du quartier n’a pas toujours la même origine selon les adolescent·es.

«Sortir de son quartier» ne doit pourtant pas être considérée a priori comme quelque chose de nécessairement positif. Pourquoi devrait-on favoriser la mobilité des jeunes des quartiers populaires? Pourquoi s’intéresser à leurs déplacements?

La mobilité hors du quartier selon Nicolas Oppenchaim permet des contacts avec des catégories porteuses d’autres normes sociales que celles en vigueur dans leur quartier et conduirait à des pratiques et des représentations spécifiques qui facilite leur future insertion sociale. La mobilité serait alors le support du passage progressif du monde familier au domaine public urbain.

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La mobilité sous toutes ses formes

“Sortir de son quartier” permet donc “d’explorer des espaces publics inconnus situés en dehors du quartier et d’y être confrontés à des citadin·es, à des comportements, à des architectures et à des équipements urbains dont ils·elles ne sont pas nécessairement familier·es.” Comme le souligne Pascal Mény “la mobilité permet la rencontre à deux niveaux : la rencontre avec soi-même et la rencontre avec l’autre.”

Quand Eric Le Breton qualifie la mobilité de « droit des droits », il évoque non seulement un droit civil, mais aussi social et politique. L’équation est simple: «pour pouvoir exercer un droit à la formation, à l’emploi, au logement, à la santé, la culture, la citoyenneté, encore faut-il pouvoir se déplacer ». Les difficultés de lecture dans le face à face avec les machines du transport, le déchiffrage problématique des plans de ville et de réseaux de transports, l’interdit “culturel” lié pour certains jeunes hommes à l’usage du vélo ou du scooter, les difficultés des jeunes filles qui doivent batailler plus que les garçons pour obtenir le droit de quitter le quartier, d’aller seules « en ville » sont autant de preuves d’une mobilité entravée.

Mais nous devons élargir encore le spectre en reprenant les objectifs du projet éducatif de l’Académie de Créteil: “Favoriser la mobilité implique également d’apprendre aux élèves à aller vers l’autre, à vivre ensemble dans le respect des valeurs de la République. C’est aussi les accompagner vers une responsabilité citoyenne.”

Nous pouvons faire ainsi de la mobilité des jeunes le pilier central d’une expérience qui parcourt toutes leurs sphères de socialisation : la famille, l’école et le quartier.

En interrogeant alors les conditions de mobilité des jeunes des quartiers populaires, on en vient à élaborer des réflexions sur l’avenir de ces quartiers et des jeunes qui les habitent.

Ouvrir des espaces publics de débat dans les collèges

Tout au long de cette série d’articles, nous avons insisté sur la participation des jeunes des quartiers populaires dans la recherche de solutions aux problèmes de toutes sortes qu’ils rencontrent.

Ouvrons de nouveaux espaces publics de débat dans les collèges, entendons les paroles et les demandes portées par les jeunes des QPV pour construire les conditions d’une mobilité inclusive sous toutes ses formes et contribuer de manière innovante à leur réussite scolaire.

Pourtant l’éducation exclut largement les jeunes du processus de prise de décision malgré la connaissance qu’ils ont de leurs propres besoins. Le fait de se sentir reconnu comme interlocuteur légitime dans les dispositifs de participation à l’école participerait pourtant de l’inclusion des jeunes et de leur processus d’apprentissage. Comment renforcer ces dispositifs de participation (étudiés dans un précédent article)?

La mise en place de projets éducatifs de territoire, selon le rapport Bacqué-Mechmache, redonnerait un rôle central aux parents et aux élèves dans les établissements scolaires, permettrait la mobilisation et la collaboration des enseignants et du monde associatif, ouvrirait les collèges sur les quartiers en faisant ainsi de la réussite scolaire un enjeu social et démocratique fondamental. C’est aussi l’ambition des “cités éducatives”.

Ces projets éducatifs de territoire doivent selon nous :

- Permettre aux jeunes d’agir directement sur l’environnement dans lequel ils vivent.

- Reconnaître leur capacité à mener une stratégie de changement dans leur communauté et leur société.

- Reposer sur des stratégies d’innovation pédagogique

Les représentations de l’avenir

Pour Leïla Frouillou, sociologue et membre du collectif Pop-Part, “la notion d’avenir permet d’interroger les parcours des jeunes de quartiers populaires à partir des possibles qu’ils et elles envisagent.”

Sébastien Claeys précise la notion “d’avenir ouvert” en faisant référence à Ivan Illich et la possibilité de remettre en question les certitudes entretenues dans et par le fonctionnement — ou le dysfonctionnement — ordinaire des institutions. “Dans cette perspective, changer de regard sur le monde dans lequel nous vivons, c’est déjà le changer et ouvrir de nouvelles possibilités d’action.”

Les représentations de l’avenir que partageront les jeunes dans un projet éducatif de territoire doivent permettre d’interroger leurs mobilités d’aujourd’hui et de demain sous toutes ses formes: mobilités résidentielles (où souhaite-t-on habiter plus tard ? comment doit être la ville ou le quartier où nous habiterons?), mobilités éducatives (dans quel collège ou lycée étudier? dans quel pays?), mobilités géographiques (accès aux transports en commun, au permis de conduire, au covoiturage, respect des règles de sécurité routière, impact environnemental), mobilités professionnelles (quel(s) métier(s) exercer ? que statut social acquérir?), mobilités familiales (quels rapports entretenir avec sa famille ? quelle famille nucléaire construire soi-même?), mobilités culturelles (à quelle offre culturelle veut-on accéder, pourquoi et où), mobilités citoyennes au travers des engagements associatifs et politiques (quel monde prépare-t-on et avec qui ?).

La planification participative

La planification participative pourrait se situer au coeur de ce projet éducatif.

Il s’agit d’une méthode de planification urbaine qui vise à engager et à impliquer la communauté dans le processus stratégique et de conception d’un projet. L’urbanisme participatif est défini par Jodelle Zetlaoui-Léger comme « une démarche de fabrication ou d’aménagement d’espaces urbains donnant lieu à un partage de pouvoirs (d’expertise ou de décision), voire à des transferts de responsabilités vis-à-vis  d’habitant.es spontanément mobilisé.es ou largement sollicité.es.

Nous commençons à avoir des exemples de transformations urbaines impulsées à partir du vécu des jeunes des quartiers populaires. La démarche de Tryspaces par exemple permet d’interroger la question de la visibilité des jeunes dans les espaces physiques, virtuels et politiques.

Le Réseau des Learning Labs applique la démarche « Édumix » et réunit pendant 3 jours une large communauté d’acteurs (pédagogues, artistes, chercheurs, développeurs, élèves, habitants et professionnels du territoire) comme ce fut le cas au sein du collège Elsa Triolet (REP+) de Vénissieux situé au cœur du quartier NPNRU Minguettes-Clochettes de la Métropole lyonnaise, dans le but d’imaginer, prototyper et créer des dispositifs innovants en matière d’éducation.

Dans le cadre des budgets participatifs des collèges voulus par la Métropole de Lyon, les élèves éco-délégués du collège André Lassagne ont été par exemple invités à donner leur point de vue sur l’aménagement des abords de l’établissement et déposer des projets concernant les espaces et locaux intérieurs (hall, foyer, tiers-lieu, etc.) ou les espaces extérieurs (mobilier innovant, espaces verts…).

Ces projets permettent par exemple de réinterroger l’aménagement des abords des établissements en étudiant les modes de déplacement utilisés par les jeunes, les familles et les personnels pour se rendre au collège et de cartographier les usages de l’espace avec les jeunes pour identifier les difficultés d’appropriation et réfléchir avec eux à des solutions.

On mesure toujours l’écart qui sépare “donner son point de vue” du plein exercice d’un pouvoir de décision. Ce sont toutefois autant d’expériences auxquelles s’adosser pour mobiliser les compétences des élèves, transformer leurs idées en projets de vie et développer la responsabilité collective des élèves et des adultes.

Le projet Y-Plan

Dans cette optique, le projet de planification participative Y-Plan déployé par le UC Berkeley’s Center for Cities + Schools (CC+S) nous semble particulièrement exemplaire. Il vise à engager les élèves des lycées (K12) et leurs enseignants (préalablement formés) dans un projet d’aménagement urbain. Les jeunes avec l’aide de “tuteurs” universitaires suivent une feuille de route structurée en 5 étapes pour proposer par exemple de nouvelles infrastructures “vertes”, apporter de nouvelles solutions au problème de logement des étudiants, améliorer la sécurité des piétons, aménager un corridor urbain à des fins d’inclusion sociale, renforcer le maillage de transports pour mieux désservir les quartiers, améliorer la santé des étudiants…

Cette démarche repose sur une pédagogie de projets (voir mon article précédent) qui casse les silos qui séparent généralement les mondes de l’urbanisme, de l’école et de l’enseignement supérieur pour créer une communauté de pratique interdisciplinaire et intergénérationnelle.

Elle met autour de la table l’ensemble des décideurs et des parties prenantes mais reste pourtant limitée dans le temps (de 4 à 8 semaines) et ne donne pas aux jeunes un réel pouvoir de décision.

Un projet éducatif pour les QPV

Trois éléments du Y-Plan sont directement transposables aux situations éducatives rencontrées dans les QPV.

-       L’importance du tutorat pour donner confiance aux jeunes en mobilisant comme c’est le cas pour d’autres projets les compétences d’étudiants universitaires auprès des élèves et aux côtés de l’enseignant. En France, par exemple le programme Talens de l’École Normale supérieure associe élèves de lycées et tuteurs normaliens qui les initient aux exigences académiques de l’enseignement supérieur et valident des crédits ECTS pour leur engagement.

-       La formation des enseignants qui interviennent à la fois comme animateurs du processus dans l’établissement scolaire et “passeurs” avec les parties prenantes; le projet est structuré de manière très précise avec un ensemble d’outils permettant un déploiement progressif tenant compte de la diversité des élèves.

-       L’implication des décideurs locaux en tant que “clients” porteurs d’une demande précise et attendant des réponses innovantes de la part des jeunes participant au projet. Prendre la parole des jeunes au sérieux est bien plus qu’une posture et constitue l’élément clé d’une démarche participative.

Pour des “tables de collège(s)

Une inspiration complémentaire nous est donnée par les tables de quartier (nées à Montréal pour faire reculer la pauvreté et aujourd’hui expérimentées en France suite au rapport Bacqué-Mechmache).

Ces tables de concertation mettent en relation les différents acteurs d’un quartier pour élaborer des solutions qui œuvrent à l’amélioration des conditions de vie de la population dans une perspective de justice sociale et de prise en main par les citoyens de l’avenir de leur quartier.

Pourquoi ne pas organiser alors sur ce modèle, des “tables de collège(s)” dans les QPV?

La légitimité d’une “table de collège” en paraphrasant les objectifs des tables de quartier reposerait notamment sur :

• sa capacité à mobiliser un grand nombre d’élèves sur les sujets qui les concernent et à animer les actions de manière à ce qu’ils en soient les premiers acteurs et décideurs ;

• sa représentativité des élèves du collège intégrant ainsi les classes Segpa et les classes dites “périphériques”.

• la mobilisation de tous les acteurs du quartier dans leur diversité, sans sélection ni refus ;

• la crédibilité des propositions et actions qu’elle construit : il s’agit à la fois d’être ambitieux et réaliste;

• sa capacité à être force de proposition (et à ne pas s’enfermer dans la contestation) ;

• sa capacité à mobiliser l’ensemble de la communauté éducative;

Une table organise les relations de pouvoir, elle définit les rôles de chacun, les objectifs et principes partagés. La table doit s’appuyer sur des élèves «leaders» qui ont une forte capacité de mobilisation, mais veille à la représentation de tous les élèves du collège (classes Segpa, classes “périphériques”) et à renouveler régulièrement ses porte-paroles et représentants. Son fonctionnement assure donc un partage effectif du pouvoir et non sa monopolisation par un petit groupe. Une démarche participative ne vise pas l’unanimisme. Pour Fung et Wright, les processus délibératifs peuvent être décrits quand les conditions suivantes sont réunies : les participants s’écoutent les uns les autres et produisent des choix collectifs tenant compte des avis des uns et des autres.

La réussite d’une table de collège (ou de collèges au pluriel en mettant en avant une logique inclusive à l’échelle d’un quartier ou d’une ville qui intègrerait différents collèges dans une même table) passe comme le soulignent Thomas Kirszbaum et Clément Lacouette-Fougère par sa capacité à mener des actions de manière autonome, à s’auto-organiser au sein du collège, créer des liens avec la direction et les enseignants, nouer des relations de solidarité et d’action collective dans le quartier.

Comment faire mûrir les propositions qui naissent de ces tables de collège(s)?

Là encore une inspiration québécoise nous permet de concevoir un dispositif d’”incubateur civique” afin de “prototyper et faire mûrir des idées de projets à impact social et environnemental” imaginés par les collégien-es.

La diversité des projets “passés” par cet incubateur constitue un modèle à suivre: Favoriser la transition socio-écologique à l’échelle des quartiers grâce au réseau existant des bibliothèques pour mieux transmettre les savoirs; démocratiser l’usage du vélo dans le quartier pour apporter mobilité et autonomie aux populations défavorisées; développer des jardins pédagogiques publics pour sauvegarder la biodiversité végétale en milieu urbain; briser l’isolement des personnes vivant avec un handicap au sein du collège et en dehors et les visibiliser dans l’espace public; utiliser le cinéma comme vecteur d’apprentissage sur soi, sa santé mentale et ses représentations, favoriser la découverte des identités multiples de la ville en valorisant l’histoire des habitants du quartier…

La mise en place d’un incubateur civique à l’échelle d’un (ou plusieurs) collège doit permettre aux collégien-es de déployer des projets innovants à fort potentiel d’impact sur le quartier et leurs propres vies à l’aide d’apprentissages et d’accompagnements pratiques mobilisant leurs enseignants et des éducateurs choisis au sein d’associations. Une première phase – comprendre – leur donnerait les moyens d’analyser les problèmes auxquels ils font face et en identifier les opportunités d’action. Une seconde phase de design stratégique permettra de concevoir de manière précise des projets, leur impact socio-environnemental en utilisant, notamment, les données issues d’une recherche terrain qui pourra s’inspirer d’une autre innovation canadienne reprise en France: les marches exploratoires. Une troisième étape cherchera à déployer ces projets en définissant pour chacun d’eux les grandes phases de déploiement et en contactant les partenaires potentiels. Une dernière phase de consolidation fera retour sur les jeunes en tant qu’acteurs de projet pour leur permettre de mieux faire face aux obstacles qu’ils rencontreront lors de projets futurs.

La part de rêve

Tous ces projets comporteront (heureusement) une part de rêve qui s’avère essentielle pour les mener à bien.

“Chaque collège est unique. Il a ses enjeux particuliers, sa force, une couleur qui lui appartient. C’est un microcosme complexe grouillant de vie. Un collège est à l’image de son quartier, de ses gens, de leur bonheur, de leurs malheurs, de leurs espoirs.

Chaque collège a aussi son lot d’inégalités sociales à résoudre. Plus de la moitié des jeunes de moins de 18 ans des quartiers QPV vivent sous le seuil de pauvreté.

On rêve tous d’aller dans un collège où les jeunes et les enseignants de tous horizons, classes sociales et origines culturelles cohabitent harmonieusement.

Un collège et un quartier qui nous ressemblent et nous rassemblent.

Un collège et un quartier pour lesquels on a envie de s’engager.”

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