La montée des agressions, insultes, violences dont sont victimes les enseignants et les élèves dans les lycées et collèges, la démission d’un Proviseur visé par des menaces à Paris, les morts d’adolescents à la sortie de leurs collèges des mains d’autres adolescents…
Autant de faits médiatisés qui entrent en collision et mettent sur la sellette les jeunes des “quartiers”, leurs comportements et leurs savoirs. Peut-on continuer à enseigner, apprendre, vivre dans les lycées et collèges des “quartiers” ? La question semble pourtant hors de propos tant l’éducation est prioritaire pour combattre la violence et les discriminations de toutes sortes et donner sa chance à tous. Éduquer oui mais comment?
Une école assiégée de l’extérieur?
Les attaques contre l’école, ses enseignants et ses élèves, la remise en cause de la laïcité inscrite dans la constitution – qui protège la liberté de conscience des élèves et ne permet pas aux élèves d’invoquer une conviction religieuse ou politique pour refuser de suivre un enseignement – renvoient l’image d’une “école assiégée de l’extérieur et menacée de repli sur soi”, à l’opposé des valeurs éducatives d’ouverture qu’elle défend.
Chaque agression, chaque attaque, chaque insulte sont interprétées comme des preuves de l’incapacité de nos écoles à éduquer les jeunes français. Ce manque d’éducation se lirait aussi dans les résultats enregistrés dans les tests internationaux qui montreraient que « en un quart de siècle, entre 1995 et 2018, les élèves français ont perdu l’équivalent d’un an en termes de niveau. » Face à ce constat, le Premier ministre prône un « choc des savoirs » pour les élèves, centré sur l’enseignement du français et des mathématiques qui devient « la condition absolue de la réussite et de l’épanouissement de nos enfants.»
Ce “choc des savoirs” et la création de groupes de “besoins” mis en place pour remédier aux difficultés d’apprentissage des jeunes les plus en souffrance scolaire illustrent bien la difficulté d’apporter des réponses immédiates à des problèmes structurels.
Derrière la volonté de proposer une réponse éducative valable pour tous les jeunes, ces mesures visent d’abord les jeunes vivant dans les quartiers prioritaires connaissant des difficultés familiales et sociales, ayant des parcours scolaires chaotiques, souvent issus de l’immigration ou nés à l’étranger pour plus d’un tiers d’entre eux. En voulant répondre au “manque de savoir” par un choc des savoirs et en encourageant dans les classes la création de groupes homogènes d’apprentissage, ne met-on pas en place une école encore plus discriminante, produisant de la mise à l’écart là où l’école veut être synonyme d’intégration.
Les groupes de niveaux
Les groupes de besoin ou de niveaux ne sont pas une idée neuve. Les groupes de niveau avaient été mis en place en France dans plusieurs collèges depuis 1967, avec l’objectif déclaré « de parvenir à l’individualisation de l’enseignement dans un système nécessairement collectif, en vue d’éviter les redoublements et les évictions ». La question de la différenciation et de l’aide à apporter aux élèves en difficulté avait été posée et avait abouti à la création de l’accompagnement personnalisé pour être ensuite abandonné… avant de redevenir d’actualité avec les groupes dits de besoin.
“Pour permettre à tous les élèves de progresser dans des classes et des collèges hétérogènes, une organisation en groupes de niveaux sera mise en place à compter de la rentrée 2024 en mathématiques et en français. (…) Ces groupes de niveaux seront constitués en fonction des besoins identifiés par les professeurs ainsi que par les résultats aux tests de positionnement de début d’année et pourront évoluer en cours d’année pour tenir compte de la progression des élèves.”
Les changements annoncés reposent à la fois sur des expérimentations et des intuitions, la difficulté étant parfois de faire la part entre les deux. Il semble “intuitif” de penser qu’une classe trop hétérogène tire les meilleurs vers le bas et ne permet pas aux plus mauvais de progresser. Les regrouper en groupes de niveaux plus homogènes semble logique comme semble logique la décision de rendre ces groupes flexibles pour prendre en compte les progrès de chacun durant l’année scolaire. Il semble aussi intuitif de penser que les élèves de milieu défavorisé, ou en difficulté scolaire, pourraient bénéficier d’un effet d’aspiration quand ils sont confrontés au quotidien avec des pairs plus favorisés et / ou meilleurs en classe. La question de savoir si la ségrégation au sein des établissements est susceptible d’aggraver les inégalités scolaires ou au contraire de les réduire reste ouverte.
John Hattie, le chercheur en éducation néo-zélandais a constaté dans une recherche synthétisant des analyses portant sur plus de 300 millions d’élèves que l’ampleur de l’effet du regroupement des élèves en fonction de leurs capacités était largement inférieur à l’évolution des savoirs des élèves attendue sur une année. Par contre les élèves d’une classe sujets à des interactions continues avec leur enseignant et leurs pairs (discussions dans la classe, apprentissage collaboratif…) auraient une progression académique deux fois supérieure à ce qui était attendu sur une année.
Sélection et regroupement
Les études PISA – dont les résultats justifient en partie la politique du choc des savoirs – ont également révélé que plus les écoles regroupent en fonction des capacités, plus les performances globales des élèves sont faibles.
L’OCDE dans une revue de la littérature consacrée à la sélection et au regroupement des élèves nous dit que tous les systèmes éducatifs et tous leurs établissements checrhent à prendre en compte la diversité des élèves en fonction de leur aptitude à apprendre et de leurs centres d’intérêt. Les regroupements par aptitudes ou par niveaux visent à créer des environnements d’apprentissage plus homogènes entre différentes classes ou au sein même des classes. Regrouper dans la même classe des élèves possédant un niveau de performance différent et leur enseigner le même programme repose grandement sur la capacité des enseignants à faire participer des élèves dotés d’aptitudes très diverses. Répartir dans différentes classes les élèves très performants et ceux moins performants, et leur proposer soit un programme distinct soit le même programme, mais à divers niveaux de difficulté (« regroupement par aptitudes ») semble bénéficier d’abord aux élèves situés dans les groupes d’un niveau plus élevé. Doit-on considérer que les élèves peu performants peuvent apprendre de leurs pairs plus performants, ou s’en inspirer comme le donnent à penser certaines recherches? Doit-on se limiter au seul domaine cognitif au détriment d’autres compétences? Une recherche récente de la littérature suggère ainsi que les élèves exposés à des pairs plus divers socialement et scolairement tendent à avoir une meilleure expérience de leur scolarité. Il n’existerait au niveau global d’un système éducatif qu’une faible corrélation entre le regroupement par aptitudes au sein des établissements et le pourcentage d’élèves peu/ très performants dans ce système d’éducation. Mais l’apprentissage n’est pas qu’une affaire de systèmes mais bien de cas particuliers et d’individus. Des expériences menées au Kenya par exemple semblent montrer que le fait de séparer dans différentes classes les élèves en fonction de leurs résultats, y compris les élèves peu performants, engendre des bénéfices significatifs sur le plan scolaire.
La valeur ajoutée des enseignants
Le choix à effectuer entre une plus grande homogénéité (à un moment donné) des classes ou une plus grande hétérogénéité est jugé aujourd’hui en France comme stratégique aux dépens d’autres considérations qui le seraient tout autant voire plus au vu des résultats mesurés auprès des élèves.
Les “indicateurs de valeur ajoutée des collèges et lycées” permettent de comprendre l’action propre de chaque collège pour faire réussir les élèves qu’il accueille, en mesurant la différence entre les résultats obtenus et les résultats qui étaient attendus. Un article du Monde publié récemment recueille des témoignages d’enseignants.
“Malgré la précarité qui touche ses élèves, le collège de Villeneuve-Saint-Georges affiche une valeur ajoutée de plus de 10 points sur le taux de réussite au brevet et une valeur ajoutée de 2,3 points sur 20 sur la note aux écrits. « Ce n’est pas parce que les élèves sont en REP+ qu’ils doivent avoir une éducation au rabais » déclare la professeure Myriam Holmes. L’établissement démultiplie les actions, entre ateliers de fluence en lecture, cours en groupes restreints en français ou en mathématiques, intervention de deux professeurs dans le même cours quand c’est possible. Elle met surtout en avant une équipe éducative particulièrement stable.”
Ces stratégies éducatives mises en place dans un collège de “quartier” viennent confirmer les conclusions de John Hattie cité plus haut: ce sont d’abord les enseignants qui ont l’effet le plus important sur l’apprentissage. Les enseignants doivent avoir des attentes élevées envers les personnes apprenantes sans les étiqueter (comme personnes « brillantes », « en difficulté », « TDAH » ou « autistes ») ce qui reviendrait à limiter les attentes. Les enseignant·es doivent être très clairs sur le contenu et les objectifs des apprentissages, travailler ensemble pour améliorer leurs pratiques. Dans ce cadre, la technologie peut permettre de mieux accompagner les élèves dans leurs apprentissages en fournissant aux enseignants les informations leur permettant de personnaliser des parcours d’apprentissage.
La primauté donnée aux enseignants – leur qualification, leur formation, leur rémunération, leur encadrement – est en soi une stratégie éducative. Elle est plébiscitée dans de nombreux pays qui sont engagés dans la revalorisation de la profession d’enseignant depuis des années.
Le rôle et la place des jeunes
Les stratégies proposées quelle qu’elles soient demandent aussi à se poser la question du rôle et de la place des jeunes dans la mise en œuvre des processus d’apprentissage devant conduire à améliorer leurs savoirs, renforcer leurs comportements citoyens. Les jeunes sont-ils avant tout destinataires de ces mesures en tant qu’apprenants ou en sont-ils aussi les acteurs de leur apprentissage?
La mise en place de groupes de besoin (ou de niveaux) ne se fait pas seulement sentir au niveau des enseignants mais aussi au niveau des élèves qui se retrouvent dos au mur, forcés d’accepter une stratégie d’apprentissage alors que le plaisir d’apprendre est un facteur essentiel d’engagement autonome dans les apprentissages et de réussite scolaire.
Le choc des savoirs au lieu d’être une solution ne serait-il pas la confirmation que certains jeunes sont condamnés à échouer de par leurs origines, leurs lieux de résidence, leurs statuts socio-économiques. En d’autres termes, les jeunes des quartiers ne sont-ils pas encore plus condamnés à l’échec scolaire par une réforme visant à les marginaliser dans l’espace et le temps scolaire.
Comment (r)établir le plaisir d’apprendre en particulier pour ceux qui sont aujourd’hui les plus en souffrances: les jeunes des quartiers? Comment établir des processus collaboratifs dans la salle de classe sans créer une marginalisation des “moins-disants”? Alors que dans l’esprit des décideurs, ces stratégies collaboratives ne sont justifiées que si le socle de connaissances est travaillé au préalable, ne peut-on pas bâtir une stratégie d’apprentissage sur la nécessité d’un lien de confiance entre enseignants et élèves? Ce lien de confiance caractérise à lui seul les expériences à succès menées dans les collèges, en lien souvent avec un tissu associatif de quartier jugé par toutes les enquêtes comme un des atouts sinon l’atout principal des quartiers.
La participation des jeunes
Comment demander une plus grande ouverture de l’école sur le quartier alors que l’école se sent chaque fois plus “assiégée”? La priorité donnée à la participation des jeunes dans leur apprentissage exprime en miroir un autre besoin tout aussi déficitaire aujourd’hui : la participation des jeunes dans la vie de la cité.
L’apprentissage participatif repose sur des partenariats rompant à nouveau avec le mythe de l’école assiégée. S’appuyer sur les partenariats, s’appuyer sur la complémentarité des associations pour développer des expériences formatrices et solidaires, mobiliser les compétences des élèves pour transformer leurs idées en projets… autant de stratégies éducatives qui permettent d’élargir le temps et l’espace d’apprentissage.
Dans un contexte médiatisé d’hyper violence autour des collèges mettant en cause quelques jeunes des quartiers, ne doit-on pas “mieux écouter tous les jeunes de quartier”, comprendre les raisons de leur vulnérabilité, leurs difficultés à se projeter dans l’avenir, à s’exprimer et intervenir dans la vie de la cité et comprendre en quoi les expériences de discrimination répétées ont pu générer résignation et perte de confiance dans les institutions et en premier lieu dans l’école.
La promesse éducative est d’abord celle d’un avenir commun qui démarre en classe et s’intègre à la cité.
La tribune lancée par les auteurs de la recherche participative “Jeunes de quartier” le résume ainsi:
“Nous, jeunes de quartiers populaires, vivons au quotidien l’expérience de la discrimination, le sentiment de ne jamais avoir une place, d’être tout simplement illégitimes dans cette société. Dans les médias, à l’école, au travail, dans les rapports aux institutions et notamment à la police, nous sommes trop souvent stigmatisés. Il est alors bien difficile de se projeter dans un avenir commun. Ouvrons des espaces publics de débat, entendons les paroles et les demandes portées par les révoltes urbaines et les mouvements sociaux, construisons et imposons ensemble un monde de justice sociale.”
Le poids des mots face au choc des savoirs !
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